En ouverture, le président de l’ASHSM Dominique Andrey a rappelé que l’histoire en général – et l’histoire militaire en particulier – n’est pas une simple liste de dates et de faits d’armes ; c’est une mise en contexte et une analyse des situations, des décisions, des événements et des conséquences, au fil des décennies et des siècles. Mais il faut pouvoir se baser sur des faits concrets, et non sur des suppositions ou des légendes ; l’histoire est une science. Les sources sont potentiellement variées et complémentaires, alors il faut les utiliser au mieux de leurs complémentarités. Le présent colloque n’est pas un sujet d’histoire, mais plutôt un sujet pour l’histoire ; il se raccroche au volet « sciences militaires » de l’Association.
Dr Jonathan Frey a abordé l’aspect des sources archéologiques respectivement la mise au rebut des armes et des munitions au fil du temps à travers des exemples archéologiques Les objets trouvés donnent des informations sur leur fabrication et sur leur âge, mais pas directement sur le pourquoi de leur présence. Toutefois, en combinant la présence de plusieurs objets différents sur un même site, on peut tirer des conclusions partielles : perte de matériel, dépôt, combats, ensevelissement,… On peut tirer des corrélations avec des situations analogues, documentées en d’autres lieux. Mais on peut également se baser sur d’autres sources : images, textes,… Cela permet d’essayer de reconstruire les circonstances ou les raisons de l’emploi des objets trouvés, et d’apporter ainsi des bribes factuelles aidant à compléter l’histoire. L’orateur a illustré son propos par la présentation de quelques sites de fouilles dans le canton de Berne.
Adrian Baschung a traité des objets en tant que sources intéressantes et a montré l’importance de pouvoir les situer sur l’axe du temps ainsi que décrire leur emploi ; on peut ainsi tenter d’en déduire l’impact qu’ils ont eu sur tel événement ou telle période, et inversement quelle phase de l’histoire a engendré telle conception technologique. Il a toutefois démontré l’importance de se référer à d’autres sources pour pouvoir valider les hypothèses et éviter que des indices mènent dans des directions erronées. Il a étayé son explication par l’analyse détaillée d’une carabine rare et d’origine méconnue de la collection du Musée du château de Zoug : l’observation des différents composants, la comparaison avec des parties d’objets ayant les mêmes aspects, la recherche de marques de fabrication ou de possession, les recoupements de la littérature spécialisée, l’évaluation des modes de fonctionnement, jusqu’au test de la plausibilité d’utilisation et de la probabilité d’emploi.
Maurice Lovisa a décrit le fait que les constructions laissent très longtemps des traces importantes et qu’elles constituent des sources architectoniques d’informations qu’il ne faut pas négliger. Comme pour les autres sources, il y a lieu toutefois de croiser les renseignements pour arriver à des informations plausibles et aussi avérées que possible. L’orateur a illustré son argumentation par quelques exemples de fortifications suisses des 19ème et 20ème siècles : elles expliquent bien l’évolution de la situation stratégique, de la doctrine de défense et des techniques de construction (béton, blindages,…). Toutefois, il reste souvent peu de traces de leurs phases de conception et de construction tout comme de leurs méthodes d’emploi, car ces installations étaient secrètes et qu’il était interdit d’en parler et a fortiori d’en établir ou conserver de la documentation. C’est ironiquement dans les fonds d’archives étrangères que l’on trouve de nombreux relevés et photos : l’espionnage a créé ainsi indirectement de précieuses sources pour l’histoire militaire suisse.
Prof Dr Regula Schmid Keeling a abordé le domaine des sources illustrées ou plus précisément des images en tant que sources d’information. Les images montrent, racontent quelque chose ou bien illustrent un texte : elles peuvent donc aider à décrire ou à comprendre une situation historique. Toutefois, une illustration seule est souvent difficile voire risquée à interpréter : l’objectivité apparente d’une photo peut être altérée par le cadrage, tout comme une gravure plus ancienne va dépendre de la dose artistique ou imaginée que le peintre y a mis. L’oratrice a articulé son propos autour des chroniques suisses des 15ème et 16èeme siècles dans lesquelles l’histoire militaire et des batailles est abondamment illustrée. Si ces gravures illustrent le texte et montrent des événements relatés par ailleurs, elles donnent des informations intéressantes sur l’organisation, la tenue et l’équipement des troupes. C’est cependant dans les à-côtés que l’on trouve beaucoup d’informations, certes secondaires, mais qui décrivent de manière intéressante la vie de tous les jours des guerriers et des populations.
Severin Rüegg et Brigitte Paulowitz ont traité le thème des sources filmées et de leurs apports à l’histoire militaire. Ils y ont distingué trois groupes : les films institutionnels produits par l’armée elle-même, les films privés tournés par des militaires en service, et les reportages externes essentiellement issus des chaînes de télévision. Leur propos s’est concentré sur les films produits par le Service cinématographique de l’armée, dont quatre extraits ont été présentés. Si les images apportent d’intéressantes informations sur les uniformes, les équipements et l’utilisation des armes et systèmes, elles n’aident que peu à reconstituer des événements car elles sont le résultat d’un scénario et d’un montage ; les aspects spectaculaires visant l’émotion l’emportent sur les faits objectifs pouvant servir la recherche historique. Il n’en va pas de même avec les films techniques, d’instruction ou tournés par les troupes elles-mêmes, qui peuvent effectivement apporter des informations brutes, à compiler avec d’autres sources.
Prof Dr Markus Furrer a abordé le sujet des sources orales. Avec l’Oral History, il ne s’agit pas d’utiliser des connaissances transmises oralement au travers des générations, avec toutes les modifications que cela peut supposer ; il s’agit de témoignages directs de personnes confrontées à des situations ou impliquées dans des événements. C’est une approche sociologique. La précision et l’objectivité des souvenirs peuvent certes évoluer avec le temps ; mais dans ce processus, il s’agit avant tout de recueillir les ressentis du moment et les expériences personnelles, ceux-ci permettant de compléter – voire de contrebalancer – des visions plus globales, mais parfois unilatérales. Mais on peut aussi trouver des informations inédites qui n’ont été consignées nulle part ailleurs ; comme pour les autres sources, il faut alors chercher à les corréler avec d’autres renseignements similaires. Une des difficultés majeures réside dans la masse des informations que peut contenir un discours oral.
Dr Daniel Jaquet a traité le volet méconnu de l’histoire expérimentale. Il ne s’agit pas là de reconstituer des objets avec les méthodes ancestrales, mais de confronter différentes sources (littérature, images,…) autour d’objets existants et connus pour chercher à recréer concrètement et physiquement la manière de les utiliser. C’est un domaine multidisciplinaire qui doit combiner les effets/fonctionnement de l’arme, la physiologie humaine, les gestes possibles et ceux nécessaires, la littérature règlementaire (laquelle est souvent rédigée dans des termes périmés et devenus incompréhensibles de nos jours). L’orateur a expliqué le processus à l’aide de deux exemples concrets : l’emploi de la longue pique et celui du sabre de cavalerie. L’histoire expérimentale permet ainsi une meilleure compréhension de la littérature passée, une meilleure connaissance des armes (et de leurs effets au combat) et une transmission actualisée du savoir.
Après cette série de présentations des différentes sources et méthodes, on procéda à un survol des possibilités de conserver les informations et de les intégrer dans l’éventail des aides à la recherche historique.
David Glaser a présenté une solution participative : le site « notrehistoire.ch » de la fondation Fonsart. Il s’agit à la base des archives numérisées de la télévision RTS et de diverses archives privées ; elles sont mises à disposition du public. Actuellement, plus de 100'000 documents (photo, vidéo, audio,…) sont disponibles et articulés en près de 5'000 galeries thématiques (dont par exemple celle intitulée « Nos citoyens soldats »). Les contributeurs privés peuvent fournir des documents additionnels, en se pliant à quelques règles ; la banque d’information est ainsi en croissance permanente. Lors d’une recherche thématique, le concept permet de croiser ainsi plusieurs points de vue sur le même sujet. La plateforme se décline également pour les Suisses de langues italiennes avec lanostraStoria.ch, et aux Grisons avec nossaIstorgia.ch. Une version allemande est en préparation.
Dr Erika Hebeisen s’est attachée à montrer la tâche institutionnelle de récolter des sources matérielles, de les conserver, de les montrer et de les transmettre ; c’est le rôle des musées. Ceux-ci peuvent donner des orientations spécifiques à tout ou parties de leurs collections. Quoi qu’il en soit, c’est la réponse traditionnelle à la constitution, à la préservation et à la transmission du patrimoine culturel et historique d’un pays. L’oratrice a étayé son propos en montrant les informations que peut receler une collection de « Trench Art », objets confectionnés par les soldats, les prisonniers ou les internés, et fabriqués à partir de divers matériaux de rebut : objets bricolés, gravés, sculptés. On peut y trouver des témoignages (parfois loufoques…) sur la vie de tous les jours ou sur la camaraderie, mais aussi sur la manière de « tuer le temps ». On touche ainsi non seulement à des témoignages concrets, mais aussi à une forme de sociologie.
Le divisionnaire Claude Meier a abordé quant à lui la mission, la vision, la stratégie et les défis liés à la conservation du matériel militaire réformé. Il s’agit de conserver le patrimoine constitué des matériels et équipements ayant servi à la troupe et ayant un caractère représentatif du développement historique de l’armée et des évolutions technologiques ; mais il faut également compléter ce patrimoine par les objets et systèmes qui sont périodiquement mis hors service. Il s’agit donc de sélectionner et conserver, de documenter et de mettre en valeur. Les objets de la « collection du matériel historique de l’armée suisse » servent ainsi à illustrer l’histoire, mais aussi à raconter des histoires. Les défis principaux touchent la place et les conditions d’entreposage, la quantité de travaux d’entretien, l’effort important de documentation, et les variantes de présentation tant aux chercheurs qu’aux large public.
En conclusion de la journée, Kathleen van Acker a insisté sur le fait que « sans documents, il n’y a pas d’histoire ! ». Mais il ne faut pas y voir que les documents écrits ; les documents ayant valeur d’archives et de sources sont polymorphes et le seront de plus en plus : écrits, visuels, oraux, physiques,… Dans le domaine militaire, les documents écrits informent surtout sur l’administratif et le commandement, tandis que les sources alternatives sont plus riches en informations sur le fonctionnement des services et la vie des gens. Rechercher des informations factuelles nécessite donc une large ouverture d’esprit et une aptitude à l’interdisciplinarité. « No trace, no history » - cette sentence doit être interprétée sous deux points de vue : il faut aller chercher l’histoire du passé là où se trouvent les traces, mais il faut aussi laisser aujourd’hui des traces en vue de l’histoire à écrire dans le futur.
Le colloque 2021 de l’ASHSM fut fort apprécié des personnes présentes, grâce à la diversité des sujets traités, à la qualité des orateurs, et finalement à l’image globale et cohérente qui en est ressortie. Notre Association va s’atteler, comme de coutume, à réunir les versions rédigées, complétées et illustrées des différentes interventions dans un ouvrage à paraître ultérieurement, et qui constituera une nouvelle source pour l’histoire militaire de notre pays.